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Manfred
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De l'émeute (Bibliothèque des Emeutes) Empty De l'émeute (Bibliothèque des Emeutes)

Mer 10 Avr 2024 - 17:27
De l'émeute (Bibliothèque des Emeutes)

Il n'y a pas actuellement de débat conscient sur la finalité de l'humanité. Le but de l'humanité est nécessairement de finir. C'est pourquoi l'absence de ce débat va contre ce but.

Le débat sur la fin de l'humanité est le contenu même de l'histoire. Aussi, seul ce débat est le critère de ce qui est historique ou non. Maintenant, l'absence de débat aujourd'hui n'est pas que fortuite, parce que la société des humains est organisée dans l'absence de débat, y compris en substituant des apparences de débat à cette absence réelle. C'est pourquoi ceux qui combattent cette organisation combattent cette absence. Aujourd'hui c'est hors de la conscience qu'est refoulé ce combat. L'aliénation a envahi si complètement la conscience que la conscience paraît un moment de l'aliénation.

Mais ce phénomène de l'absence d'histoire se généralisant dans l'histoire ne peut pas supprimer l'histoire. Au contraire, c'est le débat sur l'humanité qui dépasse ce phénomène. Ce débat sur l'humanité se retrouve hors de la conscience, contre l'aliénation. L'aliénation a certes envahi toute médiation, toute organisation, mais ne peut pas s'emparer de l'immédiateté, de la spontanéité. C'est donc là qu'est réfugié et concentré le débat réel sur l'humanité, sur le monde et sur leur fin. C'est un débat pratique où les mots sont redevenus des onomatopées et les idées des coups. Mais cette négativité fruste, brute et sauvage est la seule qui soit là.

L'émeute est le seul moment pratique et public où l'aliénation est critiquée comme l'organisation d'une société qui empêche tout débat sur la finalité de l'humanité. Dès qu'une émeute est organisée, elle cesse d'être une émeute. C'est la force et la faiblesse de cette seule tribune des humains voulant maîtriser l'humanité qu'elle n'est qu'un jaillissement de vie sans conscience : l'émeute est actuellement le seul mouvement de pensée plus rapide que l'aliénation. Les émeutes sont faciles à récupérer, à discréditer, à écraser ; sauf au moment et là où elles ont lieu. Dans la profondeur du temps où nous sommes elles sont à chaque fois comme des silex frottés avec maladresse et colère, mais dont le résultat inverse le froid et l'obscurité. Toutes trop vite noyées ou étouffées, les émeutes modernes n'en sont pas moins le vivant refus de la soumission et de la résignation, le pied-de-biche qui ouvre des perspectives, aux limites telles qu'on a envie de dire sans limites, pour lesquelles s'est rouillée la clé de la conscience.

Les émeutes de la plèbe romaine, les jacqueries ou les émeutes ouvrières du XIXe siècle sont très différentes des émeutes modernes, contrairement à ce qui est généralement admis. Elles sont différentes dans leur contenu : il n'aurait pas pu venir à l'idée d'un sénateur romain, d'un grand seigneur féodal ou même d'un prince affairiste du XIXe siècle de supposer ce qui se révèle aujourd'hui, que c'est dans ces révoltes pauvres de pauvres que s'est réfugiée la richesse de l'humanité. Elles sont aussi différentes par les conditions qui les déterminent : elles sont toujours une menace pour l'Etat dans un monde entièrement étatisé ; elles sont toujours urbaines dans un monde entièrement urbanisé ; elles sont devenues des batailles pour la pensée dans un monde où la pensée s'affranchit des humains ; là où il y a des chefs, elles sont débordement de ces chefs, là où il y a des marchandises, elles sont destruction de la valeur marchande. Leurs acteurs sont différents de ceux du passé : ils sont anonymes. Il n'y a plus d'émeutes manipulées, contrairement à ce qui est généralement admis. Les manipulateurs potentiels ont aliéné la maîtrise du monde, et ont égaré celle des foules en égarant les foules. Ne serait-ce que par le nombre des participants, une émeute moderne est devenue sans mesure possible. Semi-lettrés, pauvres et insatisfaits, les ennemis de l'émeute ressemblent plus à des émeutiers potentiels qu'à des récupérateurs potentiels de l'émeute. Mais l'inverse est vrai aussi : les émeutiers modernes sont chargés d'idéologie, de trouille et de satisfaction. Et leurs séparations, qui dans cette seule fête moderne menacent de se dépasser toutes, en font leur première police en même temps que la fin de toute police. Enfin, l'immensité de la honte de ce qu'ils révèlent, plus que l'étendue de la peur qu'ils provoquent, interdit leur imputation à un parti, comme par le passé. Ce silence qui les couvre les discrédite aussi.

Dans le temps, une émeute est quelque chose de très court, le plus souvent quelques heures, rarement quelques jours. Dans l'espace, une émeute est très localisée : toujours dans une ville, souvent dans un seul quartier d'une ville et souvent dans un quartier séparé. De sorte que les émeutiers effectifs dans le monde constituent aujourd'hui une infime minorité dans le monde. Séparés les uns des autres, ils ont abandonné jusqu'au récit et aux motivations de leur émotion à ceux qui n'y ont pris aucune part, si ce n'est de la combattre. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir des émeutiers croire davantage ce qu'en dit un journal télévisé que ce que leur rappelle leur propre mémoire. Presque toujours battus sur le terrain (à tel point que beaucoup d'entre eux considèrent le seul fait de se battre comme une victoire, ce qui contribue parfois à leur défaite), ils le sont aussi dans la théorisation de leur début de débat, qui est alors une liquidation de leur début de débat.

Des professionnels de l'émeute, dont de telles campagnes de liquidation font parfois état, existent : mais ce sont les policiers, en uniforme et en civil, et les informateurs. Personne d'autre n'est payé pour être là. Les émeutiers sont des amateurs, ni hiérarchisés ni spécialistes. Et si, dans diverses émeutes, vous rencontrez les mêmes émeutiers, voilà les vrais amateurs.

L'émeutier risque sa vie. Celui qui juge l'émeute sans y avoir participé ne risque que sa honte. Au tarif où est la honte de nos jours il n'y a pas de comparaison entre l'émeutier et le non-émeutier au moment où ils s'expriment. Le courage et la peur, qui dans l'émeute atteignent les paroxysmes que le cinéma et la littérature transposent encore dans les guerres entre Etats, sont toujours abstraits hors de l'émeute, ce qui permet toujours de la minimiser, voire de l'escamoter à l'observateur, à l'absent, à l'ennemi. Mais là où le courage et la peur se libèrent sans limites se libèrent aussi d'autres violentes émotions. Et pour savoir lesquelles, lorsqu'il s'agit d'émeutes et non de guerres entre Etats, il faut avoir terminé de lire, et y aller. Le début de débat sur la fin du débat est là.

La Bibliothèque des Emeutes ne commettra pas d'autre incitation à l'émeute. En effet, l'émeute étant spontanée, nous trouvons contradictoire que quelqu'un puisse y inciter. La conscience ne peut pas inciter à l'inconscience. On ne va pas à l'émeute, on s'y trouve. La pratique de l'émotion, c'est-à-dire ne trouvant de limites que dans son épuisement, est aujourd'hui soit falsifiée dans un spectacle, soit tombée en dehors de tout mode d'emploi dans la seule immédiateté. Personne ne prémédite plus ni l'émeute ni l'émotion de sa vie, d'où leur poésie. D'autre part, l'incitation à l'émeute est un acte proscrit par la loi dans la plupart des Etats du monde. C'est une de leurs moindres contradictions : ils sont aujourd'hui la principale incitation perpétuelle à l'émeute, l'étouffe-vérité qui fait qu'elle explose.

En elle-même l'émeute n'est qu'un instant intense, à la fois léger et profond. Son but inhérent est dans sa propagation. La propagation d'une émeute d'un quartier à une ville, et d'une ville à toutes celles de l'Etat, d'un jour au lendemain, et du lendemain à toute une semaine, du mépris à la considération et de l'ignorance à la conscience universelle, constitue ce qui peut être appelé une insurrection. Et de même, une insurrection qui déborde les frontières d'Etat, qui prend la totalité comme son objet et qui révèle le fondement de la dispute humaine est une révolution. Il n'y a pas d'exemple de révolutions qui n'aient pas commencé par une émeute.

(Extrait du 'Bulletin no 1 de la Bibliothèque des Emeutes', texte de 1990.)
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